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Jehan (1/2) – Divin Dimey – CD Récife / Night & Day

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Le poussin, le coq et l’oie

« C’est curieux chez les marins, disait Audiard, ce besoin de faire des phrases ». Que penser alors de cette propension des auteurs-compositeurs-interprètes de chansons francophones à se faire prendre en photo par groupes de trois ?
Je devine déjà, parmi ceux qui lisent encore, des moues au mieux navrées, au pire agacées, ou même l’inverse, devant la raideur de cette accroche. N’espérons même pas comprendre ce qu’Audiard fait dans cette galère. Quant à une supposée tradition de photos de chanteurs emballés par trois… Il y a certes le précédent rebattu des trois « icônes aux micros » - comme on dirait « Vierge à l’enfant » - et autres objets (cendriers, pipe, canettes, …), l’inusable cliché de Georges Brassens, Jacques Brel et Léo Ferré qu’on trouve dans un pourcentage à deux chiffres des logements de vos amis pour peu que vous soyez issus d’un milieu convenable… Mais après ? Eh bien après, justement, une grosse trentaine d’années après – et les auditeurs de La Centrifugeuse le savent, eux, pour m’avoir entendu la mentionner durant la cent quatrième émission, il y a l’affiche de la tournée « Ne nous quittons plus » qui réunissait en 2001 Allain Leprest, Loïc Lantoine et celui dont il sera plus particulièrement question dans la suite de l’exposé, le toulousain Jehan. Une photo, ça aurait pu rester un acte isolé, mais deux, ça commence à vous poser une lignée. Et après tout, la conversation des hommes de mer est-elle aussi stylée qu’on le prétend ? Vous voyez bien… Revenons donc à l’iconographie, puis développons comme je m’étais engagé à le faire à l’antenne : sur le cliché que l’on doit à Dominique Chauvet, trois hommes sont assis sur un banc devant un mur de parpaings, et chacun tient dans ses mains, puis sur ses genoux et enfin dans ses bras un volatile dont la taille croît de gauche à droite de l’image. Autrement dit, Allain Leprest, à gauche, a recueilli au creux de ses mains un poussin sur lequel il veille du regard ; Jehan, au centre, caresse le jabot d’un coq d’une taille respectable posé sur ses cuisses ; Loïc Lantoine, le benjamin du groupe, passe le bras autour d’une oie aussi blanche que possible. Le sens de cet agencement d’animaux de basse-cour se situant au-delà de mes possibilités d’analyse, j’en resterai aux simples humains pour souligner que la réunion de ces trois-là correspond à une vraie proximité artistique. Et pour que ce soit encore plus clair, on ira jusqu’à rapprocher les trois lascars de 2001 de leurs illustres prédécesseurs de 1969, ils l’auront bien cherché après tout, est-ce que ce sont des façons de se faire tirer le portrait, je vous le demande !
Leprest d’abord, pour la rigueur, l’aura, l’exigence et l’engagement scéniques, c’est bien simple : nous sommes deux, à La Centrifugeuse, l’ayant découvert en concert à différentes époques, à n’avoir pu nous empêcher de penser à Brel – ce qui n’enlève rien à Allain Leprest de la pudeur de Brassens ni du feu intérieur et d’une conscience politique à la Ferré qui l’accompagnent aussi.
Loïc Lantoine, c’est la prosodie chantée / parlée sur des musiques ouvertes à tous les vents, une tension imparable aussi vers l’avant-garde, son compte est bon : c’est du Ferré ; et aussi la simplicité personnelle d’un Brassens et le noir soleil scénique et la qualité de plume d’un Brel.
On n’a donc plus guère le choix pour ce qui est de Jehan : il ira dans la même boîte que Brassens. Et voyez comme ça tombe bien : ils pourront s’échanger quelques trucs de composition, partager ces secrets de cuisine qui aident les mots et les notes à se rehausser mutuellement ; ils sortiront aussi les guitares pour partager l’étendue de leur savoir-faire, celui-là même dont ils évitent à tout prix de faire étalage en public pour ne pas faire de l’ombre à ce qui doit rester au centre du propos : la poésie, classique d’une certaine façon, celle des Trénet, des Prévert, des Dimey et d’une cohorte de poètes plus lointains ou obscurs, Antoine Pol ou Delphine Boubal, Jehan Rictus ou Théodore de Banville, dont ils se veulent les propagateurs ou, à leur façon, les héritiers. Alors oui, sans oublier sa « gueule » et sa stature à la Brel ni son élocution démesurée à la Ferré, Jehan, c’est du côté de Brassens qu’on le rangera – il se débattra d’ailleurs tellement devant nos manières d’entomologistes qu’on n’arrivera à rien, et on se résignera même à le laisser filer lui aussi à tire d’aile comme ses deux compères, oiseaux de passage capables pourtant de fraterniser le temps d’une photo avec de la volaille de basse-cour. Ainsi se désagrège l’exposé icono-artistico-…euh…

Divin Dimey

Or, on n’a pas tout dit. Car si on parle de Jehan, impossible alors de passer sous silence l’œuvre de Bernard Dimey, personnage qui brûla sa vie (1931-1981) entre Montmartre et la Place Clichy, monde dont il chroniqua sa fascination dans une langue impeccable et roturière, toujours gorgée de souffle, et une versification classique à souhait. Pour assurer sa subsistance il écrivit un jour Syracuse pour Henri Salvador et Mon truc en plumes pour Zizi Jeanmaire. Ce ne sont là que les arbres qui cachent la forêt de son œuvre où Jehan a longuement flâné avant d’y cueillir en 1997 onze poèmes qu’il mit pour la plupart en musique, enregistra et rassembla avec amour dans son premier album Divin Dimey. Dès les premières secondes de J’ai vécu (« J’ai vécu comme un chien aux quatre coins du monde / Avec autour de moi des fusils par milliers ») l’ampleur du piano et de la voix font tanguer les vers. On a d’emblée l’impression d’avoir largué les amarres depuis longtemps, et qu’on va aimer ce disque plus que de raison. On n’a pas tort : de chanson en chanson les arrangements maintiennent au pinacle la voix de Jehan, son élocution de nulle part et son timbre insondable, assez grand pour que s’y anime à loisir le monde de Dimey, peuplé d’ivrognes amoureux, célestes, insupportables, perdus, à la recherche de leur bout de forêt tropicale entre les pavés de la Place du Tertre et du reflet des Caraïbes dans le caniveau de la Rue du Mont-Cenis. On prend bien au passage de cruels coups de griffe (Les petits amoureux), mais dès la fin de L’enfant maquillé (« Je vous laisse en partant mon rire et ma défroque / Je suis l’enfant trouvé que vous avez perdu »), tant de correspondance exacte et alchimique entre un poète et son interprète fait qu’on n’a guère d’autre issue que de tout réécouter depuis le début.
Depuis Divin Dimey, Jehan a fait quatre autres disques que trop peu de gens ont acheté. Enfin ça, ce sont les aléas du commerce… Artistiquement par contre, il n’a jamais loupé son coup. À certains moments des Ailes de Jehan (1999) ou d’à la croque au sel (2008), on peut même avoir l’invraisemblable impression que ces disques sont encore mieux que Divin Dimey… Insondable, on vous dit.

Dernière minute : ce n’est qu’en furetant en dernier ressort sur internet pour y glaner images et informations pour étoffer ce papier tout en évitant d’y proférer trop de carabistouilles que le chroniqueur découvre que le nouvel album de Jehan est sorti le 20 juin 2011 ! Des infos distillées sur le web, là par exemple, du côté de Tacet , émane l’amour constant des chansons à texte conjugué cette fois, et c’est la nouveauté, à un blues down beat si naturel qu’on se demande pourquoi il n’y avait pas pensé avant. Enfin et avec ça, la revue d’effectif des auteurs / créateurs des chansons reprises sur le disque ne peut qu’émouvoir les amateurs du Grand Mélange prôné par ce site et son émission associée : Fugain, Brassens, Dassin, Ferrer, Nicoletta

La galette est maintenant en cours d’examen dans nos services. On l’aime déjà et on vous expliquera pourquoi dans le courant de l’été.

Philippe Vidalphvl@free.fr